mardi 13 février 2018

Hyakunin isshu, poème n° 93 : 世の中は



Troisième shogun de l'ère Kamakura et dernier rejeton du fondateur Minamoto no Yoritomo, Minamoto no Sanetomo (源実朝), ou Kamakura no Udaijin, est (déjà !) dépossédé de tout pouvoir par les Hojo. Craignant à juste titre pour sa vie (il meurt assassiné en 1219), il se réfugie dans la poésie, en prenant Teika pour maître. Dans le Shin Chokusenshû, ce poème est classé parmi les poèmes de voyages (n° 525), alors qu'il figure dans l'anthologie personnelle de Sanetomo dans la catégorie "bateaux", au sein d'une série centrée sur le caractère éphémère de la vie.


世の中は
常にもがもな
渚漕ぐ
海人の小舟の
綱手かなしも

(よのなかは つねにもがもな なぎさこぐ あまのおぶねの つなでかなしも)

世の中は : 世の中, le monde, la société, ce bas monde ; は marque le thème ;
常にもがもな : 常に, constamment ; もがも est un terme archaïque (période Nara) qui exprime le désir, l'aspiration. Il a ensuite donné もがな que nous avons rencontré dans d'autres poèmes ; な est exclamatif ;
渚漕ぐ : 渚, le rivage ; 漕ぐ, ramer ;
海人の小舟の : 海人, le pêcheur, 小舟, la barque, les deux の marquent le complément de nom ;
綱手かなしも : 綱手, corde d'amarrage, ou plus précisément la corde servant à tirer un bateau vers la rive ; かなし peut évoquer la tristesse (悲しい, sens courant en japonais moderne) ou un cœur serré d'émotion devant quelque chose de beau (愛しい) ; nous sommes ici dans le second cas ; も est emphatique.

Nous voici donc face à une paisible scène de bord de mer, avec une barque de pêcheur ramenée sur la rive par des hommes qui tirent une corde depuis la plage (avec un pêcheur qui continue néanmoins à ramer... pour les aider ?). Il y a débat pour savoir si le poète a véritablement assisté à une telle scène avant de composer son poème, ou s'il s'est simplement inspiré de deux ou trois poèmes plus anciens (1) pour créer sa propre vision. Quoi qu'il en soit, on sent que ce poème n'est pas un simple jeu d'esprit. Le destin tragique de son auteur donne une portée singulière à ce soupir de l'âme : "ah ! si le monde pouvait cesser de changer, d'être bouleversé, si cette scène paisible pouvait ne jamais finir."

Ah ! si ce monde 
pouvait ne jamais changer
la barque du pêcheur,
qui rame vers la rive et
qu'on hâle, m'étreint le cœur

(1) Il s'agit du poème n° 22 (t. I) du Man'yoshû, dont Sanetomo emprunte le 4e vers (常にもがもな), du poème 1088 du Kokinshû, dont Sanetomo emprunte le 5e vers (綱手かなしも)et l'idée du bateau qui rame et qu'on tire en même temps vers la rive, et peut-être du poème 1327 du Shuishû qui compare la vie à une barque fragile ramant sur les flots.

Index en romaji : yo no naka ha tsune ni mogamo na nagisa kogu ama no obune no tsunade kanashi mo

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